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Michel Le Net
Chacun d’entre nous connait dans son entourage un personnage de grand âge qui étonne par sa vivacité. Ainsi, tel résident habite au cinquième étage, mais monte et descend l’escalier comme un quadra, alors que le double l’habite. Converser avec lui abreuve ses locuteurs d’idées novatrices et joyeuses. À contrario, beaucoup de nos sexagénaires montrent qu’ils sont manifestement sur le versant de la vie, et attendent avec résignation l’échéance programmée. Entre ces deux profils extrêmes, nos compatriotes se distribuent suivant un engagement plus ou moins prononcé à participer à une vie active notable. Mais qu’en est-il plus précisément ? L’analyse de nos semblables sur ce point conduit à nous répartir en trois groupes.
Le premier (un pour cent du tout) réunit ceux qu’on appelle les mordus de la vie. Notre résident en fait partie. Ils concernent les nôtres mus par une sorte d’appel à vivre pour faire toujours plus et mieux. Leur organisme est semblable à un ressort tendu à l’extrême. Ce qui suppose un état de tension intériorisé souvent permanent. Une passion l’habite, qui le commande jusqu’au bout de sa pulsion.
On trouve ces personnes « qui ne détèlent jamais » dans tous les horizons. On les appelle des boulots-boulots. Ou, mieux, des férus du feu sacré. Aux extrêmes, les « moi-d’abord » aspirent à toujours plus de pouvoir ou d’argent. À contrario, les « lui-d’abord », espèce rare, font dans les belles œuvres, ou rentrent au couvent. Leurs adeptes ont la révélation qu’une bonne santé est un don, qu’ils doivent impérativement compenser par leur part de progrès au profit de notre humanité, dont une large attention portée à nos semblables. Là est le mobile de leur générosité. Divines natures !
Ainsi, l’architecte Niemeyer (Brasilia) rejoint chaque jour son bureau au-delà de ses cent ans ; un chercheur du même âge poursuit gratuitement ses travaux à Saclay. Un avionneur de renom a construit lui-même son avion, et invite de futurs pilotes ou amis à partager sa passion, au-delà de ses 85 ans. Pour eux, le jour et la nuit se confondent. Ils ne font qu’un avec leur choix de vie. D’autant plus admirable s’il est consacré au bonheur d’autrui. Classique en politique où l’attrait du pouvoir est une drogue manifeste, la liste des illusionnistes est sans fin. Mieux, dans les arts, où l’âge révèle chez les meilleurs la toute-puissance de la créativité. Goya, Titien, Michel-Ange, Goethe, Homère et plus, transgressent le plafond du beau. Mais on touche là l’exceptionnel. Il n’empêche. Ces exemples hors norme nous révèlent que ces heureux gâtés par le destin ont bénéficié dès leur naissance d’un tire-sève génétique. Mais entendons-nous bien, on parle ici de longévité, pas nécessairement de vie à l’eau de rose. Il s’agit d’un tout autre sujet…
On peut inclure dans ce groupe les collectionneurs viscéraux, qui réunissent des objets semblables qui les ont attirés toute leur vie. Ainsi rencontre-t-on des amateurs d’avions, de locomotives, de voitures, de bornes de routes anciennes, comme de timbres, de cartes postales, de monnaies, d’épinglettes, de pots de yaourt, de canettes de bière, de coquilles d’œufs ou de cornes d’auroch. Pour notre compatriote, sa tasse de thé est la généalogie. Cela fait trente ans qu’il est sur l’ouvrage. Il remonte jusqu’à Henri IV, actes notariés en main. Et bien que l’informatique aide beaucoup, il passe des journées entières en bibliothèques et autres labyrinthes administratifs pour pousser ses recherches plus avant. Il est heureux d’en faire profiter les membres de sa nombreuse famille, qui trouvent là ce qu’on appelle l’identité de leur ascendance. Ça les rassure, dans ce monde de plus en plus déshumanisé.
Mais il n’est pas donné à tout le monde de faire comme cela, peut-on rétorquer. Ne faut-il pas être « instruit », ou poussé par on ne sait quelle force intérieure pour aller ainsi de l’avant ? Oui et non. Nous pouvons avoir ce privilège en nous, comme notre référent. Il est alors inscrit dans notre composant génétique. Et nous suivons docilement ce que dicte notre moi profond. Dans ce cas, pas de problème. Nous sommes naturellement portés à vivre longtemps et heureux, du moins à cet égard ! Depuis deux mille ans, on sait que nous sommes programmés pour vivre jusqu’à cent vingt ans. Bien sûr, si l’on évite de trop contrarier la nature, et avec le concours d’une certaine chance qui nous permet de passer entre les gouttes… Mais si une telle faveur ne nous a pas comblés dès le berceau, que peut-on faire ? Si le sort nous a ignorés sur ce point, nous faisons partie de la grande communauté de ceux qui traversent la vie, plus ou moins ballotés par ses aléas, commandant parfois leur destin, ou subissant des évènements qui nous échappent. Notre ressort de vie est à moindre tension.
Nous entrons là dans le deuxième groupe (quatre-vingt-dix pour cent) des « plutôt » satisfaits de la vie, un peu maîtresse de nos choix. On pourrait dire aussi des intermittents du feu sacré, mariés avec notre passe-temps favori, mais avec un certain éloignement. Bridgeurs, échéphiles, golfeurs, fanas de la boule et du vélo, font ainsi la part des choses. On peut leur associer les innombrables bénévoles en tous genres que nous connaissons. Et tout ce monde qui nous entoure plus ou moins scotché à des occupations choisies. Ainsi, un million et demi d’associations réunissent des bonnes volontés de toutes natures. Les communes bouillonnent de volontaires dévoués à leur prochain.
Ou bien, nous ne pouvons guère agir sur le cours des évènements qui nous concernent au plus près. Ce troisième groupe (neuf pour cent) est habité par les forçats de la vie, purgatoire avant l’heure de nos frères qui n’y sont pour rien. Ou qui baissent les bras avec le sentiment que leur temps est dépassé et qu’ils ont tout donné dans leur travail. Curieusement, on rencontre là des personnages qui ont occupé les plus hautes fonctions dans leur vie active, dirigeants de société, directeurs d’administration, illustres au temps de leur splendeur, moins peut-être en politique où le virus mégalomaniaque est souvent permanent. Quel gâchis, alors que chacun renferme un trésor de connaissance et de savoir-faire. Chez eux, la sève est tarie. Le ressort est cassé. Leur devoir quotidien est d’aller acheter le pain et le journal, et pour les chanceux, prendre la petite dernière à la sortie de l’école. Leur faculté d’échapper au noir de l’existence est réduite. Fin de parcours dans l’évolution de la descendance humaine ? Application de la sélection naturelle ? De ce fait, et plus particulièrement pour ceux dont les ressources sont réduites, notre générosité leur est acquise. Par nous-mêmes en premier, et par ceux que nous avons portés au pouvoir à cet effet. Mais qu’en est-il ? Chaque jour, on dénombre deux suicides quotidiens chez nos agriculteurs et nos éleveurs, à qui l’on doit en premier notre pain quotidien. Le dur et continuel labeur de la terre et de l’élevage leur font oublier vacances, congés et repos. Et pas de révolution en vue. Comment avons-nous pu atteindre un tel seuil d’indifférence pour en arriver là ? Vaste question, aurait dit qui vous savez. Même constat pour les fins de vie en Ehpad, où nous parquons nos vieux dans des mouroirs, où nous exilons la sagesse. Abomination, alors que de sages initiatives* ne demandent que du courage politique pour les mettre en œuvre !
En résumé, beaucoup des nôtres ne me sentent pas naturellement attirés par quelque chose à faire qui les passionnerait, et mieux changerait le monde. Ils appartiennent plutôt à la deuxième catégorie, celle pas trop comblée, mais pas désespérée non plus. Alors, qu’elle solution ? La recette nous appartient, sans avoir loin à chercher. Chacun d’entre-nous est le meilleur au monde sur un aspect particulier. À nous de trouver la pépite de notre vie, à faire des jaloux par ceux qui vous envieront d’être en si bonne santé sur ce point-là. Parlons-en à nos enfants, nos jeunes générations sentent ces choses-là différemment de nous. Après avoir bien œuvré dans notre emploi professionnel, nous pourrons atteindre la sérénité dans une autre occupation, prolongeant tel aspect de nos compétences. Mais il ne suffit pas de s’adonner passivement à une occupation égocentrique, comme un spectateur au cinéma ou un sportif du dimanche. Il faut avant tout être responsable d’un bout de pouvoir qui nous oblige à résoudre chaque jour la préoccupation du moment. Gérer le club de boules du quartier. Préparer les repas des anciens. Organiser leur prochaine visite au château du coin… Nos neurones, petites cellules grises qui sont le siège de notre pensée, se reproduisent en permanence, quel que soit notre âge. Elles attendent qu’on les booste pour nous donner une nouvelle ardeur. Comme nos jeunes qui dépasseront ce qu’on leur enseigne. Alors, ne lésinons pas. Donnons-leur du grain à moudre. Si la santé nous est donnée, ne décrochons jamais !
Mais, est-ce qu’il n’est quand même pas un peu tard pour convertir notre soixantaine passée en excentriques des ordiphones ? Il est vrai que plus tôt on y pense, plus tôt le passage à l’après travail professionnel se fait bien. En bref, sommes-nous des mordus de la vie ? Des forçats de la vie ? Non, encore. Alors, nous relevons de l’entre-deux, pour qui tout est permis. Il n’est jamais trop tard pour y réfléchir. À nous de trouver bientôt le tire-sève d’une heureuse longévité.
Michel Le Net
Administrateur de République exemplaire
michel-le.net@republique-exemplaire.eu
(01 46 66 24 65 / 06 72 71 36 49)
Antérieurement Délégué général du Comité français d’éducation pour la santé (CFES), intégré dans l’actuel Santé publique France.
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* Sujet traité par l’auteur dans « Fins de vie : l’échec de notre humanité », dans Ça pique ! Secouons nos neurones… (Éditions Jean Picollec).